"J’y pense et puis j’oublie"
4 octobre 2016
Votre courrier :
“Je croyais avoir posé mes clefs sur le bureau. Je ne les retrouve plus. C’est sans arrêt comme ça. J’oublie la moitié des courses, un rendez-vous, de mettre de l’eau dans la casserole pour faire cuire les pommes de terre : je n’y peux rien, c’est comme ça. Mon entourage me fait remarquer tous ces manquements. Ils ont sûrement raison puisqu’ils le disent tous. Plus le temps passe, moins je pense et j’oublie de plus en plus. Quand je sors, je ne sais plus où je suis et n’arrive plus à m’exprimer pour retrouver mon habitation. Ça m’énerve au plus haut point. Du coup, je n’ai plus envie de sortir, je ne veux plus voir personne et reste chez moi.” C’est ainsi que Madame A. raconte sa maladie, diagnostiquée Alzheimer il y a six ans.
Aujourd’hui, elle y pense, mais elle oublie moins et a de la chance, dit-elle. Comment peut-on avoir de la chance quand on est étiqueté d’une telle affection ? Le poids de l’oubli vous comprime. Les premières années de la maladie sont dégradantes. On altère son identité. Le regard des autres vous incite au repli sur vous-même. Dans ces conditions, comment exercer sa liberté de choix ? Choix de se faire soigner, de s’alimenter, de choisir un praticien, de se faire aider ? N’étant plus en mesure de faire la part des choses, que devient la responsabilité ?
Heureusement, la vie procède par cycles. La roue tourne. L’oubli n’est plus ce qu’il était : il se raréfie. La pensée n’est plus ce qu’elle était : elle redevient mémoire. Car tout se travaille et peu à peu l’oubli nous quitte. Elle revient de loin, Madame A. Les malades ne sont pas que des résultats d’analyses, des catalogues de diagnostics, des dictionnaires de médicaments… Ils sont au-delà de tout ça et sont capables de redevenir eux-mêmes : une Personne. Une personne capable de se faire aider, sans pour cela se sentir diminuée, de faire des efforts pour se faire comprendre sans s’épuiser, et même de chanter ou réciter des poèmes. Ce qui, reconnaissons-le, est un comble : oublier les clefs, de s’alimenter, errer dans les rues (mais c’était avant) et être capable de se remémorer des textes !
Pour réaliser ces prouesses, défier la maladie, la dominer, il faut sortir de soi et aller vers l’autre. Dans ce cas, l’autre, c’est l’époux qui comprend ce qu’est une affection évolutive, mais surtout ce qu’est une Personne, c’est-à-dire une réalité bien plus large que la maladie. Il ne s’agit plus de cumuler les déficits, mais de multiplier et conforter les acquis.
Reste que l’ensemble des maladies dégénératives ne bénéficie pas d’une prise de conscience comparable. La vulnérabilité de la personne augmente sa dépendance. Il faut donc la protéger pour qu’elle se sente plus à l’aise et qu’elle n’ait pas à se prémunir d’elle-même dans une attitude de repli. Les textes doivent également défendre la personne malade en statuant sur des questions comme le consentement éclairé, la personne de confiance, la liberté de choix du praticien, mais aussi préciser le rôle indispensable des aidants. C’est le sens de la loi d’adaptation de la société au vieillissement du 28 décembre 2015.
Mais j’y pense, avant que je n’oublie, que vais-je réciter pour entretenir mes circuits neuronaux et défier les protéines mises en cause dans l’affection : A béta (peptide Beta amyloïde) et tau phosphorylée ? En fait, Madame A. dispose d’une astuce. Elle ne se souvient pas des mots, elle visualise les images et déroule son film intérieur, en disant les textes, naviguant ainsi sur la richesse de la plasticité cérébrale.
Désormais, j’y pense et n’oublie pas !
Bernard Gautier (93)
Journée mondiale de la maladie d’Alzheimer le 21 septembre.
Conférence à l’Espace éthique Île-de-France, au ministère de la Santé.