Roland Rocton :
«Les kinésithérapeutes experts sont de plus en plus sollicités mais doivent toujours démontrer leurs compétences»
Jean-Pierre Gruest
Kiné actualité n° 1539 - 07/03/2019
Kinésithérapeute libéral à Puiseux-en-France et vice-président du conseil départemental de l'Ordre du Val-d'Oise, Roland Rocton, 65 ans, est officiellement expert judiciaire agréé par la Cour de cassation depuis le 1er janvier. Une distinction dont il est le seul kinésithérapeute en France à bénéficier et qui, il l'espère, permettra de valoriser encore un peu plus la profession aux yeux des magistrats.
Kiné actualité : Qu’est-ce qui vous a incité à devenir expert judiciaire ?
Roland Rocton : Tout est parti d’une grosse colère contre la Sécurité sociale. À la fin des années 1990, suite aux ordonnances Juppé sur l’assurance maladie, nous étions contraints de ne pas dépasser un certain nombre de coefficients AMM par an, et donc un certain nombre de patients, au nom de la qualité des soins. J’avais à l’époque une grosse activité et j’ai été épinglé par la CPAM parce que je n’avais pas respecté ces quotas. J’ai été convoqué en commission socioparitaire départementale de la Sécurité sociale et j’ai eu une sanction conventionnelle. Comme j’en avais la possibilité, j’ai décidé de la contester devant le tribunal administratif. La procédure a duré 4 ans à l’issue desquels j’ai gagné et la CPAM a été condamnée à me rembourser avec dommages et intérêts. Entre-temps, je m’étais plongé dans les livres de droit parce que mon avocat ne me semblait pas très pointu en la matière, j’y ai pris goût et j’ai continué, notamment en obtenant le DU contentieux de la Sécurité sociale et le certificat d’expertise judiciaire de l’Efom Boris Dolto, en 2000. J’ai d’ailleurs dirigé cet enseignement peu de temps après, à la demande de Christian Lacomère, qui l’avait mis en place et le dirigeait jusqu’alors.
Vous êtes le premier kinésithérapeute expert judiciaire agréé par la Cour de cassation. Ce n’est pas la première fois que vous êtes précurseur en la matière…
En effet ! Après avoir été nommé en 2005 expert près de la cour d’appel de Versailles, à la rubrique F-08.02 (auxiliaires réglementés), qui est la filière classique pour les kinésithérapeutes, j’ai déposé un dossier pour être inscrit sur la liste des experts en Sécurité sociale (rubrique F-09) et des experts en matière de nomenclature d’actes professionnels (F-10). Et j’ai eu le plaisir de voir mon dossier accepté lors de l’assemblée générale des magistrats de cour d’appel. C’était une première dont je suis très fier car c’était une grosse avancée pour la profession. En particulier le fait d’être inscrit dans la rubrique F-09, qui porte sur les litiges d’ordre médical de la Sécurité sociale, à savoir la reconnaissance d’un accident de travail ou d’une maladie professionnelle, la nécessité d’un temps partiel thérapeutique, la définition d’un taux d’invalidité, la justification d’un arrêt de travail… Cela montre que, en inscrivant des kinésithérapeutes dans cette rubrique (d’autres m’ont rejoint depuis), les juridictions considèrent qu’ils présentent un certain nombre de capacités, dont celle de juger que l’état fonctionnel d’un patient est compatible avec une reprise de travail, par exemple. Je pense que c’est un pas de plus vers l’autonomie de la profession.
Qu’est-ce qui vous a motivé pour postuler à la liste des experts agréés par la Cour de cassation ?
La volonté de progresser, mais aussi de continuer à valoriser l’expertise en kinésithérapie, pour qu’elle soit davantage connue et reconnue. Mon objectif est vraiment de faire progresser la profession, dans la lignée du DU d’expertise judicaire et d’évaluation du préjudice corporel que j’ai mis en place en 2015 avec Guy Cardona et Philippe Cabrol à la faculté libre de droit (FLD) de l’Institut catholique de Toulouse [1]. Avec ce diplôme, l’idée était de donner à l’expertise en kinésithérapie une valorisation universitaire qui soit synonyme de qualité. En effet, à l’inverse d’autres professionnels pour lesquels cela va de soi, nous sommes toujours obligés de montrer et de démontrer que l’on tient la route, notamment sur le plan technique et scientifique. Pour cela, nous disposons d’outils que d’autres professions n’ont pas. Dans mes expertises, je me sers régulièrement des échelles fonctionnelles, que les médecins ne connaissent pas, et d’outils informatisés qui permettent d’analyser le mouvement dans le temps et dans les 3 axes. Ce qui nous permet d’argumenter et d’objectiver lorsqu’il s’agit d’évaluer l’état fonctionnel d’une victime d’accident, par exemple, pour déterminer son taux d’incapacité.
Quelles sont les conditions nécessaires pour être candidat à la liste des experts de la Cour de cassation ?
Comme pour une demande de nomination près de la cour d’appel ou de la cour administrative, il faut déposer un dossier avec quelques prérequis à satisfaire. Il faut notamment être inscrit sur une liste de cour d’appel depuis au moins 7 ans et justifier d’un certain nombre d’expertises dont la Cour de cassation va vérifier la qualité en interrogeant les juridictions qui nous ont missionné, pour savoir si les rapports qu’on a rendus tiennent la route, si on n’a pas fait de faute de procédure… Actuellement, il y a environ 8 000 experts en France toutes professions confondues sur les listes de cours d’appel et à peine 250 sur la liste de la Cour de cassation. Il y a donc un gros écrémage.
“Mon objectif est vraiment de faire progresser la profession”
Dans quels cas de figure la Cour de cassation peut-elle solliciter votre expertise ?
Ce ne sera pas forcément elle qui le fera. En étant agréé par la Cour de cassation, on est inscrit sur une liste nationale, ce qui donne une visibilité éventuellement pour d’autres cours d’appel que celle dont on dépend. On est donc mieux valorisés. De façon générale, les juridictions préfèrent missionner des experts agréés par la Cour de cassation en cas de contre-expertise, quand une première expertise est contestée, parce qu’ils sont supposés être les meilleurs !
Pendant longtemps les kinésithérapeutes experts étaient très peu sollicités et considérés. Est-ce encore le cas ?
C’est en train d’évoluer de façon exponentielle. Au départ nous n’étions pas connus des cours d’appel parce que nous étions très peu nombreux. J’ai été l’un des premiers kinésithérapeutes nommés expert judiciaire avec Rémi Remondière et Christian Lacomère, entre autres. Depuis, les choses ont changé, notamment avec le DU de l’ICT qui en est à sa 4e promotion. D’ailleurs, cette année, une quinzaine de ces diplômés ont été inscrits sur les listes de cours d’appel, y compris dans les rubriques F-09 et F-10, ce qui constitue un record dont je suis très fier ! Donc le nombre de kinésithérapeutes experts progresse et, par conséquent, nous sommes davantage sollicités qu’auparavant. C’est très clair ! Pour autant, nous sommes toujours obligés de “jouer des coudes” et de démontrer nos compétences. J’en veux pour preuve une expérience récente, lors de laquelle j’ai été missionné en coexpertise avec un professeur de neuropsychiatrie. Lorsque celui-ci a pris connaissance de la mission, il a ricané en se demandant “ce qu’un kiné pourrait bien avoir à dire”. Au final, un autre médecin expert m’a raconté en aparté qu’il ne l’avait jamais vu être obligé de travailler autant sur le plan scientifique que sur la bibliographie !
[1] Lire Ka n°1430 p. 12.
© D.R.